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Une fois de plus avec Contraindre, le projet choréo-technographique de Myriam Gourfink semble s’adresser à des sensibilités d’un temps autre
Si la visée critique se bornait à constater ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas, alors il serait assez vite dit qu’on aime, énormément même, le spectacle du mouvement déployé par les danseuses Carole Garriga et Cindy Van Acker dans Contraindre, nouvelle pièce signée par Myriam Gourfink.
Il faut ne rien percevoir du corps pour rester insensible au pouvoir de fascination de ces soixante minutes qui défient toutes les notions communes du temps, en déployant une gestuelle retenue à l’extrême d’un tempo absolument constant. Jamais la moindre accentuation n’y vient ravir ou détourner l’apparence infinie d’une lente circulation des masses coulant alternativement sur les appuis extrêmes des membres, depuis une position proche du sol, jusqu’à la posture érigée puis retour au niveau bas, sans la plus infime rupture apparente. Hormis l’exploit technique, indéniable, il s’y ressent, avec une acuité inouïe, le paradoxe de la suspension tendue en équilibre le plus fragile, sur une acceptation du poids la plus consentie.
C’est un vertige de l’interface à l’espace, d’où s’aperçoit la brèche d’un mouvement statique à inventer.
Il suffit de lire Myriam Gourfink pour embrasser la radicalité de cette perspective : « Pour moi la danse doit être vécue dans la profondeur des corps, ce que l’on montre n’a aucune importance. A mon sens, un danseur devrait plus se soucier du corps qu’il est que du corps qu’il a, car la danse est sans forme, elle est au-delà des contours du corps, elle est juste là, tendue, comme une ligne entre deux points ».
Ce que l’on montre n’a aucune importance… La danse est sans forme… Et dans ces cas, le regard du spectateur se trouvant problématisé plus que jamais, la visée critique se situe au-delà du voir… Elle débouche sur l’aveu, infiniment humble, d’une… perplexité.
La pièce Contraindre contraint à repenser la limite du temps de perception lui-même. Jusqu’où celui-ci remonte-t-il en amont, dans la connaissance qu’on peut avoir, la compréhension qu’on peut travailler, des dispositifs technographiques obstinément expérimentés par la chorégraphe? Soit un renversement du principe partitionnel en danse, qui consiste, non plus à seulement noter celle-ci après coup, une fois qu’elle s’est écrite dans le concret physique du plateau, mais bien à la préfigurer ainsi qu’un compositeur de musique le fait avec le son. Et cela, non pour affirmer un pouvoir plus absolu encore du chorégraphe sur l’interprète, mais tout à l’inverse pour ouvrir à celui-ci l’opportunité d’un déplacement radical: c’est tout autre chose de former du geste sur une écriture consignée, que sous la conduite effective d’un auteur physiquement et psychologiquement présent. D’autant plus que les recherches très sophistiquées de Myriam Gourfink et de son équipe débouchent sur des segments de partitions, dont les prolongements sont déterminés, entre de multiples variables virtuelles, par le mouvement même de la danseuse, saisi par capteurs. Elle découvre cette partition pré-conçue et pourtant constamment inédite, dont elle est en partie l’auteur, sur des écrans couchés autour d’elle au sol, où elle lit l’écriture de cette composition instantanée assistée par ordinateur.
Et les questions commencent. La qualité de mouvement qui s’observe dans Contraindre tient-elle à un choix de Myriam Gourfink, qui tout aussi bien pourrait ignorer les recours technologiques? Ou bien sont-ce principalement ces recours qui déterminent cette qualité? Dans cette seconde hypothèse, la constance exceptionnelle de cette qualité, pièce après pièce, ne pourrait-elle être perçue, à la longue, comme la marque d’un enfermement plutôt que d’une ouverture qu’induirait le dispositif technologique? Mais cette contrainte ne constituerait-elle pas un formidable principe chorégraphique? Et là, on ne parle pas de la disposition très particulière des spectateurs, en nombre très restreint, sur deux rangées coupant le centre de l’espace scénique, une danseuse évoluant de chaque côté, dans une gémellité confondante de la présence-absence. Sans oublier, encore, l’extraordinaire travail musical, de captation, torsion et spatialisation des ondes par Kasper T. Toeplitz et Laurent Dailleau au thérémin…
Révélant des implications à l’infini, ouvrant des horizons qui s’échappent un peu plus loin chaque fois qu’on s’en approche, mais se présentant pourtant dans une relation de grande fixité et proximité, l’entreprise de Myriam Gourfink semble se situer dans un ailleurs– vraisemblablement un état avancé, espère-t-on– destiné à ne rencontrer qu’en un temps futur éventuel, des formes de sensibilité encore en gestation.
Elle suggère un différé critique. Un à-coté lointain. Une précieuse rareté. Une grande prudence
Gérard Mayen – MOUVEMENT.NET 24.02.2004 / da.Myriam GOURFINK Un différé critique
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You don’t watch Myriam Gourfink’s Contraindre, you experience it. In a new performance by Cindy Van Acker and Gourfink herself in Nancy on 20 march 2007 – with music by Kasper Toeplitz and Laurent Dailleau – the work totally overthrows the classical performing frame-works. The space is no longer dual, divided by a line separating those intended to see and those intended to be seen : if the term wasn’t losing its meaning we could say that in this version everyone is on stage – audience, dancers, musicians, right down to the engineer in charge of the motion-sensors and the real-time processing of the dance score, and the video recording team. Everyone is equally exposed, but the space has not become unitary, and here another taboo has been broken : there is no seat from which you can see the entire space, no bird’s eye point of view. The space is fragmented and visibility always partial.
This means that the audience has to opt for focusing on one or other of the two dancers. Each seat is associated with a different performance. And in this respect it is not at all certain that the organ of vision is foremost. True, there is a « journey » for each dancer, but for the most part an inner one, much more a « journey of concentration within the body » than a journey by the body through surrounding space.
We have to learn to read the clues to such a journey if we are to take part in it : to read them in the sequence of the micro-movements, the amplitude of a respiration, the expression on a face, etc. Sitting less than two metres from a dancer, the spectator undergoes an experience that is much more than visual : a synaesthetic experience. All the more so – and this is another major aspect of the work – in that the spectator is plunged and, so to speak, clamped into a musical space. Using ten speakers placed so that the sound waves circulate between them, composer Kasper Toeplitz creates or, more exactly, materialises a space : the one the dancers move in, the one the spectators are held in, etc. More than the actual dimensions, it is the thickness of such spaces that counts, with the choreographer and the composer striving to make it apparent.
The bodies – sometimes light, sometimes heavily anchored to the floor – are either systematically leaning (on sides, edges, extremities) or obliged to assume a strict verticality, and so lead us to see (or feel) a space that is full, enveloping, embracing, a space in which the embraced bodies seem utterly shapable. Our impression is less that of bodies in weightlessness than of bodies trapped in some dense matter, in osmosis with it, maybe like foetuses in their amniotic sacs.
But it should be noted that these sacs are not hermetic : there exist channels of communication between them, among them the sensor-transmitters attached to the dancers’ bodies – to the ankle and knee, at belly and thorax level, on the elbow, on a finger, etc. These enable a dual information flow : one outgoing, in the form of electrical signals that provide information to the « virtual choreographer » – the computer programme that generates the score ; and the other incoming, in the form of choreographic indications that appear at regular intervals on the screens on the floor around the dancers, on which they read their individual scores.
Ultimately the experience is a much richer one than might be expected from a minimalist aesthetic : a new, because explicit, experience of the body, its mobility and its spatial relationship with information.
Maÿlis Dupont / Contraindre, Myriam Gourfink, corps numériques en scène / Coordinating editor : Philippe Franck / Publication : centre des arts Enghien-les-bains
CHORÉGRAPHIE
Myriam Gourfink
MUSIQUE
Kasper T.Toeplitz
DANSEUSES
Carole Garriga, Myriam Gourfink /ou Cindy Van Acker
VIDÉO, SON, LUMIÈRES
Silvère Sayag
MUSIQUE
Laurent Dailleau, Kasper T. Toeplitzstrong>
PROGRAMMATION
Laurent Pottier
DURÉE
70 min
Création au Centre Pompidou, Paris, 16, 18, 19 et 20 février 2004
Coproduction: LOL, Centre National de la Danse, Paris, Les Spectacles vivants-Centre Pompidou, Paris, La Halle aux Grains, scène nationale de Blois, Kunsten Festival des Arts, Bruxelles,
Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication (DICREAM, aide à la réalisation, DRAC aide au projet chorégraphique)
Commande de l’Etat, DMDTS, Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles-Ministère de la culture et de la communication,
La compagnie Myriam Gourfink a été accueillie par la Ville de Paris en résidence de création à la Cité Internationale des Arts.